LA JOIE COMME REMÈDE

Vol 6 #4

 

 Caroline Giroux, MD, FRCPC

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Après relecture d’une première version de l’article que je me sentais en devoir d’écrire, j’ai commencé à me sentir mal, ennuyée, et pire que tout, vidée de la joie initiale qui m’avait motivée à tisser 1500 mots en texte. Depuis, je suis hantée par le dilemme d’écrire l’innommable qui a besoin d’être dit versus écrire ce que je pense que le lecteur souhaiterait entendre. Lorsque je prépare des présentations, je me sens consumée par le doute, sachant très bien que mon style parfois audacieux naissant de la surexcitation de révélations récentes en éteint certains. Le partage du contexte intime d’un sujet que l’on choisit d’aborder rendrait-il le propos moins dérangeant ? Le contexte signifie l’histoire personnelle derrière, le terrain fertile pour les nutriments intellectuels de l’idée jaillie. Même quand les détails de vie attachés au sujet principal semblent anodins, le message peut comporter une certaine valeur. Alors voilà comment les méandres de ma pensée me menèrent à faire de la joie mon but de vie quotidien.

 

Le commencement aurait pu être n’importe où, par exemple lors d’une marche paisible dans les bois ou durant la garde à l’urgence où j’ai eu un coup de foudre pour sa salade. C’est comme si je remarquais le chou frisé pour la première fois. Mon interne dévouée, aussi très investie dans sa santé, n’avait sans doute aucune idée que son choix de lunch causerait une empreinte stipulant que ne pas manger de ce vert foncé en feuilles au moins une fois par semaine signifierait manquer une occasion d’allonger mon espérance de vie. Elle est aussi dotée d’une agréable personnalité, si bien que mastiquer ledit chou me procure en plus une joie anti-oxydante due à l’association positive. J’ai commencé à remarquer que l’expérience d’admirer quelqu’un me remplit de gratitude d’avoir eu sur ma route un être pouvant m’enseigner comment mener une vie plus saine, plus pleine. Alors que je me sens souvent seule dans un monde aux antipodes de ma nature méditative, je savoure l’énumération mentale de ces moments fondateurs. Ils élèvent. Alors que j’ai commencé à faire l’inventaire de mes buts profonds (paix, égalité, croissance spirituelle), je me suis mise à rêver de la banqueroute de notre spécialité. Pourquoi pas ? Après avoir répandu la bonne nouvelle, le trauma sera plus facilement guéri et empêché…

 

Une chute libre dans l’absurdité peut être interrompue à tout moment. Je peux toujours fermer la porte de notre réfrigérateur familial qui semble toujours effrayamment sursaturé. Personne ne me force à garder les yeux ouverts dès que j’entre dans une chambre remplie d’une quantité indécente de Legos, ou dans le désastreux garage encombré d’outils et d’équipements de camping où il y a place pour tout sauf une voiture compacte. Rien ne m’oblige à ouvrir du courrier plein de harcèlement publicitaire ou pourriel. Je n’ai pas à participer à une bataille futile d’egos. Je peux toujours me retirer dans ma pièce calme, minimaliste et rafraîchissante appelée joie, m’étonner du comment pensent les enfants, attrapant leurs mots qui inventent un univers inédit, improbable et beau.

 

Me connecter activement à la joie m’a illuminée. Parmi d’autres points d’entrée à ma conscience de soi est cette réalisation que m’enfoncer trop profondément dans une sorte de “culpabilité de privilège blanc” après avoir passé une journée à entendre des histoires d’horreur de patients socialement désavantagés n’apporterait aucun bénéfice à la société. Mes propres enfants privilégiés ne bénéficieraient pas plus de voir une mère existentiellement déprimée, pas plus que les autres enfants du monde qui sont négligés, exploités, maltraités. A un moment donné, un collègue de notre institution partagea un article servant à faire la distinction entre empathie et compassion [1]. Après cette lecture, j’ai finalement compris que j’étais vulnérable à la fatigue d’empathie. Favoriser la compassion, d’un autre côté, me rendrait plus efficace pour aider les autres sans me drainer. Cela me mena éventuellement à réaliser qu’après m’être allumée ou rechargée par la pleine conscience, la joie est comme une pile électrique, une puissance donnant du courant à la compassion; par conséquent, j’ai développé ce contrat à vie avec moi-même et qui consiste  à mettre à tout prix et en tout temps mes joies à l’abri, ayant ces trésors de l’âme protégés par des parenthèses dans la longue phrase de petite misère de l’existence afin de rester connectée avec mon puits de compassion.

 

Quand je sens une vague de désepoir m’anéantir, je sais que quelque part se trouve une invitation à la joie, attendant d’être trouvée. Il y a des moments où j’en ai marre de jouer au yoyo avec l’insomnie de mes patients. J’aimerais que ma profession cesse de me prendre pour une écriveuse de notes EPIC*, une represcriveuse de substances contrôlées, une cliqueuse d’application Duo Mobile, une compléteuse de formulaires d’invalidité ou une rédigeuse de réponse à des courriels menaçant de suspendre mes privilèges en raison d’un délai dans ma documentation ! Donc, avant que je ne développe la fatigue liée à la boîte de réception qui se prend pour le mythe de Sisyphe, je prends une pause, m’extirpe de ce vortex de négativité et fais du yoga, j’étreins quelqu’un, je lis un poème, j’écris une lettre sur un joli papier à lettres à un ami lointain, je mange du chocolat noir, je fais du bricolage avec les enfants ou je sirote un bon vin. Sans la cultivation de la joie, il y a longtemps que j’aurais perdu la tête.

La pleine conscience représente les coulisses de ma vie m’ayant fait découvrir la joie qui se donne en spectacle tout autour de moi, et la puissante liberté guérisseuse de s’éloigner des types de bonheur illusoire créés par la mentalité capitaliste. Chaque être détient la capacité de se guérir, ce qui fait que désormais je prescris formellement à mes patients la joie ou hygge (mot d’origine danoise qui signifie confort, ou le fait de savourer des plaisirs simples comme une tasse de thé, une marche en forêt, etc.). Hygge (qui se prononce “hue-gah”) n’a pas d’équivalent anglais ou français (le terme qui s’en rapprocherait le plus est cocooning). C’est un concept danois qui consiste à célébrer la vie dans tous ses détails agréables, alors qu’il se rapporte à un sentiment de satisfaction et bien-être en appréciant les choses simples de la vie. Je ne questionne pas la noblesse de l’initiative qui consiste à accroître la joie dans notre profession (pour autant que le but ultime ne consiste pas à augmenter la productivité), mais je ne vois cela que comme une partie de la solution. Nous, les médecins, connaîtrons la joie au travail une fois que nous aurons répandu la bonne nouvelle que la joie EST le remède. Joie est l’approche quintessentielle de la vie. Elle abat les murs érigés dans certaines parties de mon âme, alors que j’entonne “The Power of Love” de façon convainquante depuis que je suis tombée en amitié avec toi.

 

La joie fait fondre la colère et d’autres émotions destructrices. Et le rire stimule le système immunitaire. Je suis même certaine que l’humour fait partie de ce qui aide les gens à guérir dans le groupe pour survivants de trauma que je co-facilite. La joie est gratuite, contagieuse et éco-responsable, comme quand mon plus jeune fils m’étreint et s’exclame que je sens les biscuits (alors que les autres dans la maisonnée se plaignent habituellement de la fragrance de mes lotions végétaliennes en barre). Elle est là, attendant d’être récoltée: dans le sourire lumineux et la bravoure colorée de mes résidents qui osent être eux-mêmes dans une institution qui forme ses étudiants à l’emporte-pièce. C’est une ressource illimitée, au contraire du bonheur qui, dans sa poursuite constitutionnellement sacrée et quand associée à une notion égocentriquement corrompue, tend à générer la compétition et à diviser les gens: ceux qui ont un gros pouvoir d’achat et ceux qui sont démunis, les célèbres et les oubliés, les privilégiés et les stigmatisés. La joie est une expression de notre liberté, un élément directement connecté à notre essence et que nul ne peut nous arracher. La joie nous permet de toucher à l’éternité, comme l’a écrit Frédéric Lenoir [2]. Nul ne s’étonnera donc de constater que la joie aide à accéder à une forme de spiritualité.

 

Quand nous avons déserté l’instant présent, oscillant entre les ruminations sur le passé et les obsessions d’un futur qui n’y est pas encore ou n’est même pas garanti, nous sommes à risque de manquer le passage de ce colibri de joie qui crée un sentiment d’émerveillement envers ces réglages délicats de la nature et de la vie. Devenir pollinateur de joie dans le jardin du monde aide à trouver le réel bonheur, celui qui ne survient pas en isolation par rapport à autrui mais celui qui se fonde sur la compassion et le partage.

 

La pleine conscience, par son processus actif du laisser aller, de l’abandon du besoin de contrôler, ouvre un espace pour accueillir le croquant sucré de l’existence. Et une fois que la joie se vit réellement, l’instant semble plus vaste, voire éternel. C’est comme si plus rien d’autre ne comptait. Les préoccupations qui se rapportent à l’ego et tombant dans la catégorie de ce que Johann Hari appelle des “valeurs ordures” liées à un mode de vie axé sur la consommation avide et insatiable (“junk values” telles que la gloire, l’argent, le contrôle [3]) se dissolvent en sa présence. C’est aussi un bouclier contre la toxicité. Une dépendance sécuritaire, elle maintient les plus nocives à l’écart. Dans ma pratique, j’accompagne des patients qui traversent des épreuves envahissantes: des relations aliénantes, des ruptures corrosives, du harcèlement professionnel (je suis très troublée de constater qu’il semble y avoir davantage de tels cas !!! La quête égocentrique du concept pourri de bonheur est-elle à la source de telle brutalité corporative ?) etc. Quand ils se trouvent enlisés dans des circonstances desquelles ils ne peuvent s’extirper, je leur demande “qu’est-ce qui vous procure le plus de joie ?” et je les encourage à préserver de tels moments. Tout comme il nous faut porter des lunettes fumées pour protéger nos rétines des rayons ultra-violets, des ceintures de sécurité dans une voiture, ou un casque en faisant du vélo, nous devons protéger notre habileté à vivre la joie.

 

Par exemple, si vous appréhendez une discussion douloureuse avec une personne, assurez-vous d’avoir planifié un moment d’auto-préservation dans la joie cette journée-la, et rendez-la intouchable et non-négociable (discutez avec un ami qui vous valide, faites du yoga, bordez doucement votre enfant le soir, lisez un chapitre de roman captivant). Ensuite, visualisez ce moment et anticipez-en la douceur. Une fois dedans, remarquez l’expérience agréable et tentez de la faire durer un peu, en étirant ses bienfaits. Quelque chose se mua en moi lorsque je commençai à approcher la vie de cette façon. Si chacun pouvait mettre cela en pratique, mes heures assise à la clinique pourraient soudainement se libérer pour d’autres projets, comme des poursuites créatives, question d’apporter plus d’authenticité au monde. Les patients n’auraient plus besoin de demander une pilule pour gérer leur humeur ou insomnie. Notre monde serait un endroit “sustainable” (éco-responsable) où il fait meilleur vivre parce que tous détiendraient la connaissance de ce havre sacré et toutes les ressources du monde seraient mieux allouées. Une fois ce niveau d’introspection atteint, tous peuvent accéder à la compassion, cette source de connexion infinie, d’énergie positive entre tous les vivants.

 

Peut-être que ma mission actuelle en tant que psychiatre est de remettre en question l’utilité de cette profession dans laquelle je me suis embarquée il y a des décennies, et d’en inviter d’autres comme moi à désapprendre. La joie est une boussole servant à pointer différentes sources de guérison pour ces blessés que nous rencontrons, afin de leur rappeler qu’ils possèdent déjà la clef de leurs problèmes, à l’intérieur d’eux. Après tout, si nous assumons que le but de l’existence repose sur l’évolution de la conscience, et si ma spécialité médicale ne travaille pas dans cette direction, qui le fera ? Une fois que nous aurons fermé boutique, je verrai cela comme un signe que cette transformation a eu lieu, invitant ma trajectoire à s’adapter à une tournure positive d’événements, à la recherche de nouveaux défis regénérateurs encore plus alignés avec mon moi authentique. Cela voudra dire du temps additionnel pour savourer la joie inhérente à la créativité, et peut-être même, alors que je m’appuierai sur un tel pilier de vérité, pour effleurer l’éternité.

 

Note:

*EPIC: système de dossiers électroniques utilisés à mon institution

Références:

  1. Ricard, Matthieu. From Empathy to Compassion in a Neuroscience Laboratory. From: “Altruism: The Power of Compassion to Change Yourself and the World”, Little, Brown and Company, 2015.
  2. Lenoir F. La puissance de la joie. Fayard; 2015 Oct 14.
  3. https://www.ted.com/talks/johann_hari_this_could_be_why_you_re_depressed_or_anxious