Au-delà de la Culpabilité
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VOL 10 #2
Caroline Giroux, MD, FRCPC
Author information:
Associate Clinical Professor, Department of Psychiatry and Behavioral Sciences, Sacramento, CA, [email protected]
À chaque année vers le mois de décembre, il semble y avoir une convergence envahissante d’échéanciers au beau milieu de cette course à la performance de festivités hivernales, alors qu’en même temps il nous faut vivre la déprivation de lumière en ces mois de noirceur. Il est étrange que l’on se laisse ainsi subir la pression durant un mois où les conditions sont loin d’être optimales. Je tends même à basculer dans un état de pré-hibernation, ayant des rages de quantités obscènes de sucre et de sommeil. J’ai hâte de célébrer avec ceux que j’aime et en même temps je réclame ma solitude. Mais ce qui enfonce souvent le dernier clou dans le cercueil de ma conscience est une chanson, comme un écho de mon surmoi qui semble de nouveau terriblement déçu :
“So this is Christmas, and what have you done?”
(“Alors c’est Noël, et qu’avez-vous fait ?”)
Je dois avouer que j’aime les paroles de cette chanson. Elles m’émeuvent à chaque fois. Elles aident à renouer avec ou recalibrer mes niveaux de compassion et d’humanisme, et je souhaiterais même que les stations de radio commencent à diffuser cette chanson plus tôt dans la saison, afin de m’offrir un ultimatum, un sprint final pour la matérialisation de mes bonnes intentions. Pendant que des gens craignent le purgatoire ou l’enfer dans le trépas, ce que mon sub-conscient appréhende le plus, c’est le message de cette chanson qui me fait la morale, me pointe du doigt. Une chorale depuis la caverne obscure de mes valeurs profondes. Il est intéressant de savoir que cette chanson de John Lennon et Yoko Ono (1971) n’était pas qu’une chanson du temps des fêtes, mais aussi une chanson de protestation, avec la chorale d’enfants chantant « war is over » (la guerre est finie), exprimant un espoir à l’issue de la guerre du Vietnam.
Particulièrement au cours de l’année 2020 qui nous a vus si sollicités, tendus, abattus, déstabilisés par d’autres types de guerres (la pandémie, le racisme systémique, la mésinformation, une division extrême), cette question frappe fort. En tant que psychiatre, j’ai été chanceuse de garder mon emploi tout en n’étant pas exposée à des situations à haut risque (ma clinique a fait une transition totale vers la télé-médecine en mars dernier et les seuls patients que j’ai vus en personne furent durant une fin de semaine de garde à l’hôpital). Sur une base régulière, j’avais la capacité de me sentir reconnaissante pour ma santé, ma sécurité et celles de ma famille. Mais savoir que d’autres travailleurs essentiels oeuvraient au front au quotidien, et que des scientifiques du monde entier embarquaient dans une course contre la montre en développant un vaccin efficace, une sensation familière m’envahit. Un phénomène universel chez les gens dotés d’empathie, en d’autres mots la majorité d’entre nous. Culpabilité. Je ne la classifie pas comme émotion parce que elle n’en est pas vraiment une.
“Culpabilité. Je ne la classifie pas comme émotion parce que elle n’en est pas vraiment une.”
Les émotions sont utiles : elles sont des signaux indiquant que nous sommes en train de vivre quelque chose, ou que notre être a perdu l’équilibre et qu’il faut ralentir pour comprendre pourquoi afin de le rétablir. Elles constituent la boussole offrant des messages à décoder de façon à nous guider dans la voie où se déploie notre existence. Mais la culpabilité ? Il arrive souvent que des personnes se sentent aisément coupables de ne pas être assez productives, puis ensuite de ne pas être attentives envers leurs proches, coupables de se sentir déprimées, angoissées, et même coupables de se sentir heureuses ! Mais à quoi cela sert-il ? En quoi une telle auto-flagellation est-elle utile ? Connaissez-vous une seule personne qui se soit sentie élevée, motivée au lieu d’être engloutie, opprimée par la culpabilité ? La culpabilité est une expérience secondaire découlant d’un phénomène plus profond. J’en suis venue à voir la culpabilité non pas comme un état émotionnel mais plus comme une pensée, un script, un élément narratif qui émerge dans une tentative de tamponner une forme de souffrance non complètement reconnue ou acceptée, telle une plaie qui s’appelle désespoir, ou impuissance. Ce genre d’état étant intolérable et difficile à métaboliser, notre esprit cherche à s’en défendre et érige cette muraille appelée culpabilité. Celle-ci peut parvenir à stabiliser la psyché pour un temps, en créant un répit de ces émotions envahissantes, mais les gens ayant traversé une dépression pourraient attester que la culpabilité est un purgatoire intérieur. Au contraire de la colère qui peut être un moteur de changement lorsqu’exprimée adéquatement, la culpabilité est paralysante, épuisante, non transformative. Elle déconnecte les gens de leur zeste, de leur vivacité. La culpabilité est cet anneau de Moebius qui ne s’aplatit jamais, le nœud dans lequel on s’enfarge à répétition dans notre tentative de fuir un cercle vicieux pour passer à autre chose.
“qu’il est important de peler les défenses en surface pour accéder à l’émotion de base…”
Comment alors transcender cette situation ? Je dirais qu’il est important de peler les défenses en surface pour accéder à l’émotion de base ou primaire qui est si désagréable au point d’avoir eu recours au bouclier de la culpabilité. Parfois, celle-ci est l’expression d’une inhabileté perçue d’être fidèle à cette image que l’on a de soi, manufacturée après avoir internalisé les pressions ou demandes externes; cette image est une persona grandiose, distordue, qui tente de former l’âme à l’emporte-pièce. Une fois que nous renonçons au besoin de contrôler comment nous apparaissons au monde, une fois que nous abandonnons cette illusion d’un mythe que nous ne sommes pas, que nous arrivons à être plus spontané et à voir, accepter et intégrer nos figures d’ombre, nous sommes ainsi libres de devenir la meilleure version de qui nous pouvons être, car l’illusion de l’image nous entrainait plus facilement dans les sables mouvants de la culpabilité. En les asséchant, nous pouvons libérer des énergies qui déverrouilleront la spirale tire-bouchon de notre créativité afin de trouver des solutions aux problèmes.
Je réfléchis sur 2020 et y vois tant de culpabilité collective. Je l’ai appelée la « culpabilité liée au privilège blanc ». Vraisemblablement se trouve une honte sous cette culpabilité. Nous avons une dette historique envers nos autochtones, les Africains-Américains et autres populations opprimées par des sociétés à prédominance de blancs. Je ne peux m’empêcher de la vivre quand je m’assieds devant une personne de couleur, et que j’entends une autre histoire de brutalité policière, de traffic humain, de harcèlement, de discrimination, d’inculpation et emprisonnement erronés, et de re-traumatisation. Mais en quoi même cette culpabilité fût bénéfique jusqu’à maintenant ? A-t-elle été même plutôt aliénante par moments ?
Dans ce tourbillon de bouleversements majeurs dont notre monde a été témoin, en coulisses j’ai vécu la désintégration lente de quelques initiatives qui pourtant étaient prometteuses. Ne pas pouvoir se relier en personne semble avoir tout changé. Des patients perdant leur assurance-santé aux Etats-Unis à la suite d’un licenciement s’ajoute à la liste d’injustices sociales. C’était difficile de ne pas se sentir coupables devant un tel scénario d’absurdité tautologique. Ou plutôt, impuissants. Oui, c’est plus exact. Il ne sert à rie de se « sentir coupable ». La culpabilité est comme un verdict. Coupable d’un crime. Mea culpa. C’est une condamnation qui reste inscrite dans notre concept de soi et qui y est enchaînée comme un boulet. Impuissance est plus dynamique et porteuse d’espoir parce que quand nous ressentons de l’impuissance, il est possible de s’en éloigner en se réappropriant du pouvoir, petit à petit.
Mon impuissance a probablement pris place alors que je regardais l’équation entre les demandes de la vie et ce que je suis en mesure d’offrir. Je n’ai pas de diplôme en sciences politiques. Je suis médecin, mais pas immunologiste. Je suis démunie devant un ventilateur ou toute autre machine du genre. Je suis une personne supposément équipée pour aider les autres à se guérir émotionnellement alors que moi aussi j’ai besoin de guérison. L’impuissance est une expérience réelle pour moi, et j’ai appris à m’asseoir avec elle pour l’examiner, sans jugement. Ainsi, j’ai pu continuer à participer à la vie, à mon travail, et autres responsabilités. Et graduellement, je me suis reconnectée plus profondément avec ce que je crois qui est fondamental au changement : être témoin de la souffrance d’autrui. C’est un bon départ, et certainement une distraction bienvenue de ce vieux pattern appelé culpabilité. Écouter les histoires d’impuissance et de désespoir des autres est un pas. Ensemble, en prenant part à cette co-construction appelée psychothérapie, nous pouvons dépasser cet état d’impuissance.
“je crois qui est fondamental au changement : être témoin de la souffrance d’autrui.”
Récemment, avec deux externes, nous avons écouté une personne dans le besoin. Nous avons accueilli le témoignage de cette homme noir qui avait connu une existence fonctionnelle, voir privilégiée et qui soudain dans la cinquantaine avait été victime de brutalité policière, avec arrestation et incarcération violentes. Une discussion enrichissante s’ensuivit après l’entrevue d’évaluation avec mes étudiants qui sont au début de leur expérience clinique en psychiatrie. Nous nous sommes sentis à nouveau troublés par cette utilisation disproportionnée de violence basée sur la couleur de la peau. En dépit des émotions que l’on peut vivre en entendant de telles histoires révoltantes, l’étudiant en charge de l’entrevue avait accompli sa tâche de façon superbe. Je l’ai félicité de ces aptitudes d’écoute et lui ai dit : « Tu as traité cet homme comme un être humain. C’est pourquoi mous faisons ce travail. Nous aidons les gens à retrouver leur dignité. » Je venais de trouver un solvant puissant de la culpabilité…
En décembre dernier, curieusement, j’attendais la chanson. J’étais prête à la prendre en m’assumant. Car j’arrivais à reconnaître aussi bien mes moments d’impuissance profonde que mes petites tentatives nous menant plus loin sur la voie de la justice sociale. La chanson n’est plus accusatrice, mais encourageante. Je me suis sentie encouragée à continuer, car on peut y arriver, une rencontre à la fois. Et cette chanson peut en fait être ainsi décodée : « que pouvez-vous faire, maintenant? » Il y a tant que nous soyons déjà en mesure de faire, en étant qui nous sommes vraiment. Je vous invite à délaisser ces ruminations poison pour vous recentrer sur ce qui compte vraiment en évaluant de façon pleinement consciente vos richesses intérieures, avant même la planification de quelque chose qui n’y est pas encore. Commencez par votre ancrage, votre respiration, et en étant reconnaissants pour cela. Être dans le présent donnera à notre souffle tout l’espace qu’il mérite et dont il a besoin, ne laissant rien à un passé brisé ou à un futur effrayant, incertain. Le moment présent permet d’accéder à vos richesses et dons humains qui se trouvent en vous, ici, maintenant.
Que pouvez-vous faire en cet instant ? Que pouvons-nous, en tant que communauté, faire, au moment où nous nous le demandons, respirons, croyons ?