Une psy en camisole de force
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Vol 10 #4
Caroline Giroux, MD, FRCPC
Author information:
Associate Clinical Professor, Department of Psychiatry and Behavioral Sciences, UC Davis Health System, Sacramento, CA, [email protected]
Ceci n’est pas une ironie. D’aliéniste, à aliénée… En anglais, on dit “shrink” pour désigner un psychiatre ou psychothérapeute. Depuis la pandémie, plusieurs de nous ont vu divers aspects de leur existence se contracter; en tant que psychiatre ayant dû
se résigner à faire du télé-travail, d’autres dimensions de ma vie se virent étouffer sous un corset de contraintes.
Pour commencer, la psychiatrie semble avoir toujours été associée à une “spécialité de sous-sol”, ou inférieure, reléguée dans l’ombre du rôle de guérisseur (même de nos jours, dans plusieurs hôpitaux, les unités ou lits psychiatriques se retrouvent dans des lieux moins accessibles). Les services psychiatriques ne figurent pas haut sur la liste des priorités quand vient le temps de faire les allocations budgétaires, comparativement aux champs qui connaissent des avancées technologiques rapides, reflétant peut-être le stigma et la honte entourant le type de troubles auxquels la psychiatrie fait affaire.
Comme externe durant mon stage de médecine interne, quand j’ai exprimé à la résidente durant la tournée que je comptais faire psychiatrie, elle commenta: “Ah, tu choisis une spécialité
non-médicale ?” J’aurais voulu avoir assez de cran pour répliquer qu’il n’y a rien de plus médical que la psychiatrie, puisque pour être un psychiatre compétent, il faut toujours avoir en tête pour faire le diagnostic différentiel un tas de conditions générales médicales puisque plusieurs maladies se présentent comme des dysrégulations émotionnelles ou comportementales.
De façon similaire, tous les médecins devraient être à l’affût de conditions psychosociales comme la violence domestique ou la négligence d’enfants car elles affectent aussi la santé générale, le pronostic et les marqueurs biologiques (j’ai eu la présence d’esprit d’inclure un tel raisonnement dans ma lettre d’intérêt lors de l’application en résidence et j’ai été acceptée).
Le psychiatre est souvent happé par des vagues de douce envie lorsqu’il ou elle s’asseoit, écoute et se sent davantage comme un spectateur de la vie des autres qu’un acteur de sa propre vie. En conséquence, il est possible d’imaginer comment la réalité vicariante d’un tel docteur lisant ses patients comme des romans puisse devenir aisément enfermée ou rétrécie par des concepts rigides, théories biaisées, ou défenses et mécanismes de maladie partiellement compris, au lieu de se trouver élargie par le caractère expérientiel et avide de risque qu’implique la folie ou l’existence à pleines bouchées.
Nous nous retranchons parfois même dans le rôle de figurant de notre propre réalité quand l’aura de stigma persiste et enveloppe notre statut social dans certains cercles. Ma belle–famille semble avoir été toujours plus encline à s’informer des quarts de travail de mon mari urgentiste que de mes sessions de groupe de thérapie pour victimes de viol ou d’abus dans l’enfance. Ce que j’exerce comme profession a même été toujours abstrait aux yeux de mes enfants, comparativement à l’habileté glamour de leur père de les suturer sur demande.
Donc, non seulement mon rôle se trouve rétréci, contracté, relegué dans un univers parallèle presque tabou, mais également la représentation que s’en fait ma famille. Ironiquement, la maison que nous habitons (en Californie) n’a pas de sous-sol (ahhh, comme l’architecture canadienne me manque !), je ne peux donc même pas élargir le territoire de ma spécialité de sous-sol, ou exprimer à fond les qualités mystiques et intangibles de la psychiatrie.
Et puis, il y a un an, cette fracture dans la trame historique de l’humanité. Je me préparais à monter sur scène pour une performance de Les Monologues du Vagin, aussi en tant que co-metteuse en scène pour un groupe d’étudiants en médecine et en soins infirmiers. C’était le 29 février, et mon mari était déjà consumé par la peur alors qu’il consultait les graphiques des décès. Je me devais de protéger mon espace mental pour un événement que mon groupe et moi avions mis des mois à préparer. Je n’allais quand même pas laisser cela ou qui que ce soit interférer avec un projet si cher à mes yeux: donner une voix à ces femmes qui avaient été victimes d’oppression tout en conscientisant le public en amassant des fonds pour une bonne cause, V Day.
Je pressentais bien qu’un tel virus vicieux n’allait pas disparaître de sitôt, même qu’il y serait toujours le lendemain (et il y fut), donc tous ces scénarios catastrophiques allaient pouvoir attendre. L’esseulement de mon parcours me parut soudain trop spacieux, presque vertigineux. Mais ce n’était pas le moment d’abandonner l’espoir pour le monde, et sa cousine, la joie. Je rassemblai donc des bouts de résilience féminine ancestrale pour jouer le rôle d’une femme bosnienne qui a subi un viol collectif durant la guerre. Je suis ravie que mon âme ne se soit pas laisser brimer par ce prélude de désastre mondial. Parce que peu de temps après, nos vies changèrent drastiquement, laissant peu de place pour toute liberté restante.
En mars, nous voilà non seulement confinés à la maison, mais je me trouve aussi dans une pièce spécifique d’où faire du télé-travail pour assurer la confidentialité des patients. L’école à distance impliquait emmener l’école et tout son matériel dans une maison déjà occupée et encombrée. Comme a si bien dit une de mes patientes, “c’est comme si ma maison rapetissait.” Ma maison, maintenant image-miroir ou équivalent de ma vie, était en train de se refermer sur moi, se resserer comme une camisole de force.
J’avais moins d’espace pour bouger ou me déplacer, pendant que je secouais la tête devant l’atrophie des bonnes manières de mes fils, alors que je me frayais un passage dans un labyrinthe de jeux, mes pieds constamment effrayés de subir une attaque de coin de bloc Lego, ou alors que j’évitais habilement une attaque d’épée en bois brandie par un des gars invitant son frère dans un duel. Un autre choisit de dévaler les escaliers tout nu après une douche ou encore de courir en culottes dehors pour sentir la pluie ou un vent violent, plus tard lançant des dards, des gougounes, des superballes ou de la nourriture, tout y passe; leur nature manifestant un génome hautement concentré en hyperactivité est bruyant et aérodynamique et maintenant complètement normal, compte tenu des circonstances. J’aurais presque parfois souhaité pouvoir en faire autant…
Quant au paysage de mon existence, il devint réduit à un coin de ma chambre pour un espace bureau, et un espace de travail faiblement éclairé à la clinique quand je devais m’y rendre pour changer de décor et ainsi prévenir l’adaptation hédonique et les interruptions fréquentes d’un adolescent qui prenait plaisir à répéter les mêmes répliques aliénantes d’un film ou à lutter bruyamment à coups de “WRAHHH !” avec ses frères. De plus, être aussi souvent à la maison semble accroître le niveau d’encombrement objectif dû à l’accumulation. Ils ont même développé cette passion étrange de collectionner de gigantesques morceaux de métal rouillé lors d’expédition en forêt, espérant les exhiber dans une demeure déjà saturée. Mais éventuellement, notre attention finit par ne plus enregistrer ce qui gâche la vue, tout comme les gens qui habitent près d’une voie ferrée ou d’un aéroport finissent par ne plus remarquer le bruit des avions ou des trains après un certain temps.
Compte tenu de mes tendances claustrophobiques (une fois de plus auto-diagnostiquées le mois précédent quand j’avais décidé d’abandonner le port nocturne d’un rétenteur orthodontique, ma bouche détestant la sensation d’être en camisole de force), l’impression de suffocation vécue par mon âme n’était nullement surprenante. Je n’avais même plus la liberté de me râcler la gorge ou de tousser en m’étouffant avec ma salive sans me faire demander: “as-tu le coronavirus ?” Pour empirer le tout, la fermeture des frontières entre mon Canada bien-aimé et les États-Unis était renouvelée (c’était prévisible) jusqu’au 21 du mois suivant.
C’est donc dire qu’à chaque mois, ma gorge se resserait alors que je prenais connaissance de la confirmation que le Premier Ministre Canadien gardait la frontière fermée pour un autre mois (en même temps je ne pouvais le blâmer de vouloir ainsi prévenir un éparpillement du désastre surréel chez ses voisins du sud). Je me sentais culturellement captive. Doublement expatriée. Cette expérience toute nouvelle pour moi me fut et m’est profondément souffrante. Tout à coup, l’étranger livreur de notre épicerie me lançant un joyeux “bonsoir” derrière son masque alors que je lui envoyais la main à travers la fenêtre devint le personnage digne d’un roman épique. Les contacts avec le monde extérieur étant si limités, quasi non-existants, avide de toute nouveauté dans mon champ de vision, je me vis avoir des conversations avec de l’inanimé durant mes temps de gratitude nécessaires à mon équilibre mental.
Voir mes amis si rarement m’a fait réaliser que nous en avons non seulement à cause d’un besoin de partager certains aspects de nous-mêmes, des secrets, ou encore pour se sentir validés, mais souvent pour se recharger et se trouver dans un espace avec des gens émettant la même fréquence vibrationnelle ou énergie émotionnelle que nous, surtout si ceux avec qui nous co-habitons expriment leur “chi” de façon drôlement différente. Cela relèverait davantage de l’invisible ou du silencieux que du visible et de l’audible. Davantage des processus que du contenu. Donc, j’avais absolument besoin de protéger l’espace que j’avais encore, de réclamer le métrage carré don’t j’avais besoin, et l’habiter encore plus pleinement. Cela survenait durant les minutes de mes pauses quotidiennes de réflexions silencieuses, mes lectures captivantes sur le surnaturel, quand je revenais seule d’une marche familiale à mon propre rythme, ou en me permettant un moment de méditation dans cette coulisse paisible entre la veille et le sommeil.
Cherchant la moindre occasion d’échapper à une maisonnée majoritairement mâle bien animée par trois garçons fougueux, leur père et le hamster (aussi mâle), j’accueillis volontiers chaque besoin fabriqué de laisser cette exubérante arcade de jeux et de machines à boules derrière pour marcher dans la rue. Trouver notre boîte postale, #8, était devenu ce périple béni où j’allais enfin découvrir si j’existais encore aux yeux du monde, ne serait-ce que dans la base de données obscure d’une association médicale dans le but de m’offrir une assurance-invalidité superflue. Voir ainsi mon nom, au complet, au-dessus de notre adresse de 9 ans m’aida à vaincre cette profonde et coriace peur de l’annihilation… D’ailleurs, quelques mois après le début de la pandémie, j’avais ressenti une urgence de me connecter avec les gens à l’étranger, des amitiés de longue date, et même une cousine de deuxième degré après des décennies de silence, leur envoyant des dessins de mon crû, des signets faits main, comme si j’avais besoin de laisser un morceau tangible de moi, sombrant graduellement dans l’oubli alors que nos règles familiales strictes et les fermetures frontalières empêchaient tout voyage aérien, câlin, souper au restaurant, toute réunion, célébration, visite au musée, tout échange en temps réel.
En marchant avec ma petite clef dorée #8 en main, ces mains qui avaient envoyé des échantillons d’amour à l’univers, j’étais envahie de l’espoir que, peut-être, l’univers m’avait aimée en retour ce jour-là. Par moments, un tel miracle boomerang se produisait. Puis, des semaines ou des mois plus tard, il était aisé de comprendre l’excitation d’une amoureuse de littérature et de chocolat telle que moi pendant que je déballais une barre délicate, brun foncé, sculptée comme la porte d’un manoir pour découvrir un poème imprimé à l’intérieur de l’emballage. Une juxtaposition quintessencielle.
Une autre tentative d’élargir ou de résister l’élimination de tellement de plaisirs de vie sensoriels, maintenant réduits à une coupe de vin rouge et des carrés de chocolat noir prit la forme de la tâche colossale de lire un dictionnaire danois. J’étais déterminée à garder mon cerveau stimulé. Mais même mon addiction aux accents étrangers n’était pas suffisante pour que je persévère, aussi je ne me rendis pas au-delà de la lettre A. Cela me confirma une fois de plus qu’une approche compulsive à l’exploration n’est pas un mode de vie qui comble vraiment. Et pour ce qui est de la dégustation de cépage, j’ai éventuellement décidé de tenter le défi sans alcool (comme mes comparses Québécois qui font “Janvier Perrier” après les fêtes). Je me suis arrêtée au jour #36, le dixième d’une révolution. Quelle évolution encourageante. J’ai même perdu quelques kilogrammes, un autre exemple de l’état de rétrécissement de ma vie et de mon être…
Parfois, sur notre pile de courrier, je trouve un DVD Netflix et je deviens alors vraiment enthousiaste à l’idée d’une nouveauté sur écran dans ma soirée, laquelle est généralement dictée par le niveau d”humeur ou de décibel de l’énergie mâle de la maison. Après l’insertion du DVD dans le lecteur, la réconciliation impossible des goûts antipodaux à travers la négociation débute parmi cinq personnes devant l’unique et petit écran de notre demeure. Ils votent pour Star Trek ou Le Seigneur des Anneaux pendant que je les supplie d’opter pour Fifi Brindacier ou Les Oiseaux se Cachent pour Mourir.
En ce qui concerne les jeux de société, j’ai été remplie d’une panique croissante,
remarquant comme un amoindrissement des mes fonctions exécutives alors que je me vis soudain incapable de mémoriser ou correctement appliquer des règles qui me semblent compliquées. Peut-être que je dois attribuer cela à ma distractibilité accrue ou à la saturation de mon espace mental alors que je tente de simultanément contenir des histoires de patients nouveaux qui n’ont aucune comparaison avec quoi que ce soit provenant d’une ère révolue, en plus de ma propre histoire qui se déroule en accéléré.
Les sports d’hiver comme le ski sont également déconseillés. Je me suis donc remise au patin à roues alignées. J’ai eu plaisir à explorer un petit coin où je peux littéralement tourner en rond, découvrant avec émerveillement que cette boucle en apparence obsessive et aliénante débloque mystérieusement des énergies en les mobilisant, répartissant mon chi vers des espaces prêts à l’utiliser, facilitant un accès à la créativité et à l’inspiration. J’imagine que la vie de camisole de force n’arrivera pas à comprimer les éléments d’âme, et fort heureusement.
Et donc, quelle autre portion me restait-il, sur Libertyland… Elle était de la taille d’une carte de souhaits. Je me suis à nouveau remise au dessin, après plusieurs années, Quand j’ai commencé à utiliser le pastel ou le crayon graphite, de la magie se produisit devant mes yeux, tel un dialogue entre moi et la coccinelle ou le loup que j’esquissais et alors que j’ajoutais des détails au visage de la créature. Une énergie mystérieuse animait mon bras, une force de vie créatrice semblait passer en moi, comme quelque chose qui me subjuguait. Complètement sous le charme, j’étais alors, pour quelques délicieuses minutes, libre. Jusqu’à ce que mes trois singes enthousiastes (et parfois leur père se joignant à eux) commencent à sauter partout, à dévaler les escaliers, faisant trembler les murs, le plancher ou la table, avec comme conséquence la déviation de mon crayon, créant une bavure sur l’image. Il me fallait à tout prix trouver un espace vacant où créer librement…
Comme ce désastre global a illuminé les inégalités sociales, ce changement de vie majeur a mis en lumière à quel point j’avais supprimé trop d’éléments de ma nature profonde en tant que femme, immigrante, artiste. Me frayant un chemin parmi les biorythmes empilés dans ma maison, j’ai été forcée d’aller à l’intérieur, plus en profondeur, pour redécouvrir mon vrai moi. J’ai constaté à quel point ce règne de valeurs patriarcales et qui dura des millénaires avait affecté ma propre nature divine féminine en la supprimant. Quiconque est coupé de la lumière doit développer une vision nocturne et apprendre à aiguiser d’autres sens. C’est ce que j’ai fait. J’ai regardé mes humeurs sombres, les ai tenues dans mes bras. J’ai écouté ce qu’elles avaient à me dire. J’ai décodé mes désirs et mes regrets. Avec une appréhension grandissante depuis l’annonce de l’identification de nouveaux variants du virus, je ne pouvais remettre à plus tard cet engagement envers moi-même: excaver toutes mes identités non exprimées et les vivre. Nos uniques facettes de personnalité représentent nos offrandes au monde.
Au début, j’ai éprouvé une tristesse de ne pas avoir été en contact avec ces aspects pendant si longtemps. Mais l’excitation liée à cette trouvaille introspective eut raison de la douleur du regret. Peu à peu, je me réapproprie ma vie, mon moi, ma langue, mes rêves, ma complétude féminine un jour, un sourire, une strophe, un projet, une nouvelle lune à la fois. Je m’efforce de publier plus souvent dans ma langue maternelle, le français. J’essaie de résister le système de mesure désuet et idiosyncratique que les USA insistent pour utiliser, et j’annonce la température en Celsius et mesure en centimètres (mon cerveau a ainsi été calibré de toute façon). Je me suis remise à la danse à claquettes et à la cuiller musicale afin de renouer avec mon héritage festif québécois.
Comme un détenu confiné dans une cellule positionnée de façon telle qu’il peut attraper le lever de soleil chaque matin, je suis le cours de chaque rayon de lumière et champ d’énergie qui croisent mon chemin. Même si les circonstances externes semblent réduire les occasions en générant la monotonie du pareil qui se répète et qui risque de devenir un flot de rêves oubliés, notre espace intérieur béni peut toujours s’étendre dans un continent infini de sérénité, créativité et joie. Ce que nous imaginons est souvent plus réel que le tangible. Et parfois, si nous savons être patients, persévérants et chanceux, l’extérieur suit l’intérieur.